PRIX WEPLER - FONDATION LA POSTE 2020

la selection

  • Lise Charles, La Demoiselle à coeur ouvert, P.O.L

  • Béatrice Commengé, Alger rue des Bannaniers, Verdier

  • Mireille Gagné, Le Lièvre d’Amérique, La Peuplade

  • Christian Garcin, Le Bon, la brute et le renard, Actes Sud

  • Marius Jauffret, Le Fumoir, Anne Carrière

  • Julia Kerninon, Liv Maria, L’Iconoclaste

  • Grégory LeFloch, De parcourir le monde et d’y roder, Christian Bourgois

  • Hervé Le Tellier, L’Anomalie, Gallimard

  • Fiston Mwanza Mujila, La Danse du vilain, Métailié

  • Muriel Pic, Affranchissements, Seuil

  • Jean Rolin, Le pont de Bezons, P.O.L

  • Florence Seyvos, Une bête aux aguets, Seuil

le jury

  • José Ameur, libraire (librairie Vendredi )

  • Frédéric Auduc, lecteur (La Poste)

  • Paul Bernard, lecteur

  • Guy Cosson, lecteur

  • Emilie V, lectrice (actuellement détenue au centre pénitentiaire de Rennes)

  • Olivia Gesbert, journaliste (France Culture, La Grande Table)

  • Olivia Goudard, libraire (Librairie des Abbesses)

  • Lola Maupas, lectrice

  • Prune Mestre, lectrice

  • Laurence Renouf, lectrice

  • Marie-Rose Guarniéri, fondatrice du Prix Wepler-Fondation La Poste

  • Élisabeth Sanchez, secrétaire générale du Prix Wepler-Fondation La Poste

LE LAURÉAT

Gregory Le Floch - De parcourir le monde et d’y roder, éditions Bourgois

LA MENTION SPÉCIALE

Muriel Pic - Affranchissements, éditions Seuil

« Que d’autres se vantent des pages qu’ils ont écrites ; moi je suis fier de celles que j’ai lues. »

 Jorge Luis Borges

Cette phrase de Jorge Luis Borges, nous la mettons au cœur de notre action comme fer de lance pour renouveler, en la déployant dans toute sa vitalité, la vingt-troisième édition du Prix Wepler-Fondation La Poste.

Comme chaque année, le jury a été renouvelé et il est constitué, selon notre cahier des charges, de libraires associés, de critiques et de fins lecteurs dont une détenue du centre pénitentiaire de Rennes.

Grâce à la Fondation La Poste, ce Prix est doté d’une somme de 10 000 euros et de 3 000 euros pour la mention spéciale qui récompense l’excès, l’audace, la marge et l’érudition.

En ces 23 ans, nous souhaitons plus que jamais, et surtout aujourd’hui, offrir à des auteurs contemporains une renaissance dans une époque quelque peu obstruée… N’est-il pas d’autant plus intéressant de tenter encore ensemble l’impossible ?

D’ores et déjà, vous pouvez noter la date de remise du Prix Wepler-Fondation La Poste, que nous remettrons.

Les Discours

Gregory Le Floch

J’ignore si vous saviez que nous avions tous, vous comme moi, en tant que mammifère, quelque part, situé au fond du nez et plus précisément dans les fosses nasales, un organe en forme de tube et de la taille d’un petit pois coupé en deux, que l’on appelle l’organe de Jacobson.
Chez les autres mammifères, cet organe fonctionne à plein régime et permet de capter à plusieurs kilomètres de distance des messages sous la forme de phéromones envoyés par d’autres mammifères. Mais notre organe de Jacobson à nous, êtres humains, ne fonctionne plus depuis longtemps. Selon les scientifiques, il serait atrophié et resterait là, en boule dans notre nez, comme un reliquat gênant de l’évolution. Je ne peux que vous engager à chercher dans un livre un peu spécialisé des photos de dissection exposant cet organe à la lumière du jour. Il n’y a rien de plus émouvant que de trouver au fond de nous un contemporain, aussi petit soit-il, des mammouths.
Néanmoins, s’affranchissant de la doxa scientifique, des chercheurs ont affirmé que l’organe de Jacobson est encore fonctionnel chez l’homme et que la science d’aujourd’hui a sous-estimé son incidence, notamment sur la maladie d’Alzheimer, le choix d’un partenaire sexuel ou encore le lien entre une mère et son bébé.
J’affirme, moi, – et je prends à témoin les membres du jury du Prix Wepler –, que l’organe de Jacobson n’est ni atrophié, ni obturé, et qu’il a dans notre corps une haute fonction littéraire. Il suffirait d’un simple petit examen auquel se prêterait volontiers les membres du jury pour constater que cet organe est bien plus gros qu’on ne le pense. Mon intuition est la suivante : plus on lit, plus l’organe grossit et se développe pour quitter son atrophie séculaire. Une fois sa taille normale retrouvée grâce à une fréquentation assidue des livres, les capteurs sont à nouveau en éveil et prêts à dénicher la littérature partout où elle se trouve. L’organe de Jacobson est donc particulièrement développé chez les lecteurs, qui communiquent entre eux et par son biais d’une façon parfois bien plus subtile qu’avec les mots.
Je ne peux donc que saluer la remarquable vigueur des organes de Jacobson des membres du Jury, remercier particulièrement Marie-Rose Guarnieri, dont la librairie œuvre pour la bonne santé de tous, ainsi que Clément Ribes, mon fabuleux éditeur – qui a du nez –, et enfin Noémie Sauvage et Joanie Soulié, les deux fées qui m’accompagnent à chaque instant depuis la sortie du roman.

Clément Ribes, éditeur des éditions Bourgois

Il y a un an et quelques mois, quand Grégory Le Floch m’a envoyé son manuscrit, lequel s’intitulait à l’époque – je révèle un fait qu’il vaudrait mieux laisser secret, peut-être – L’Avantage des grandes villes, je ne savais pas à quoi m’attendre. Certes, j’avais lu son premier roman, mais pour une raison ou pour une autre, je soupçonnais que Grégory n’était pas du genre à se répéter d’un livre à l’autre. Et en effet, mes soupçons étaient fondés. En ouvrant, donc, ce manuscrit, je suis tombé sur une première scène étrange, lors de laquelle un curieux narrateur, du haut de sa tour, entend une exclamation provenir de l’extérieur. Arrivé sur le trottoir, il croise une femme – une femme sans nez –, et ne trouve rien d’autre à lui dire qu’un « Salope ! » bien envoyé. D’emblée, ce manuscrit avait tout pour me plaire, et la suite de ce roman n’a fait que confirmer cette première impression. Dans les déambulations d’un personnage en quête, non pas d’auteur, mais d’un sens, j’ai retrouvé ce que j’avais aimé chez des auteurs aussi divers que Boris Vian, Dezsö Kosztolányi, ou encore, car c’est une référence présente dans le texte et une autrice que Grégory et moi adorons : Orly Castel-Bloom. Tous partagent un goût du burlesque et de la loufoquerie qui n’est pas là pour faire écran à la tristesse du monde et de nos vies, mais au contraire, qui la révèle, et s’en joue. Je suis très fier, et très ému, de voir aujourd’hui récompensé De parcourir le monde et d’y rôder. Que le jury du prix Wepler, patronné par l’indispensable Marie-Rose Guarniéri, en soit mille fois remercié, tout comme la fondation La Poste : ce prix démontre une fois encore (mais fallait-il le démontrer ?) que ses choix sont audacieux, inattendus, et (pour toute l’équipe de Christian Bourgois éditeur) absolument réjouissants.

Muriel piC

Recevoir aujourd’hui la Mention spéciale du prix Wepler Fondation La Poste est une distinction qui m’honore, me touche, et fait lever en moi un sentiment de reconnaissance que j’aimerais un instant avec vous méditer.

Chaque écrivain demande à être lu comme l’unique écrivain, sans exemple, porteur d’une expérience intérieure singulière, incomparable. La compétition n’est donc pas l’affaire de la littérature, pas davantage que la concurrence.

En revanche, la reconnaissance est directement liée à l’activité de l’écrivain, de l’artiste ou du savant. Ils en ont besoin à la manière de l’enfant, dont la plus grande joie est de prendre un autre à ses jeux imaginaires ; ils en ont besoin comme on a besoin de tomber amoureux : je ne te connais pas, mais je te reconnais. Je ne t’ai jamais vu, mais c’est toi, je le sais. La reconnaissance rend légitime des singularités, des hasards, des coïncidences, elle nous fait sortir d’un système qui ne fonctionne que d’effacer cette surprise de ne pas être absolument seul. La littérature unit les hommes parce que la littérature aiguise notre faculté de reconnaissance, notre faculté de découvrir et d’échanger des ressemblances, de trouver des analogies, de mettre ensemble. Ceux qui reconnaissent et qui se reconnaissent gagnent en force et en vérité. Voilà pourquoi, pour gouverner, le tyran divise les hommes en leur imposant des identités qui les empêchent de se reconnaître entre eux. Voilà pourquoi, afin que le calme règne dans la Cité, Platon veut en exclure le poète qui a le pouvoir d’aiguiser en l’homme sa faculté de reconnaissance, faculté d’union et de révolte, qui puise à la mémoire et à l’imagination. Car la reconnaissance est à la fois un retour et un étonnement, un jalon posé et un déplacement. Si la reconnaissance nous conforte et nous réconforte, elle nous incite aussi à établir de nouveaux repères, à déplacer nos acquis, à nous orienter autrement, à changer nos points d’appuis.

Le mot métaphore désigne une figure de style qui associe deux images, c’est un trope qui trouve une proximité dans l’éloignement. La métaphore défait l’immobile, l’ouvre au mouvement, m’incite à fuir un style dès qu’il est reconnaissable. En grec, le mot μεταφορά (metaphora) veut dire transport. Je me souviens être restée fascinée par ce mot écrit sur les flancs d’un camion dans une rue d’Athènes, tandis que les travailleurs déchargeaient, de bras en bras, des caisses d’oranges provenant des paysages bleus du Péloponèse. Souvent, je reviens en rêve à cette rue de Trikoupi, dans le quartier anarchiste d’Exarchia, où une archéologie s’invente dans l’épaisseur des affiches et le palimpseste des slogans appelant les hommes à s’unir, se réunir, se connaître et se reconnaître.

Reconnaître, renaître, incorporer une part d’étrangeté dans ce qui est familier, accepter l’autre, s’unir partiellement à lui, le désirer, s’accoupler, s’exposer au transport. La reconnaissance n’est pas seulement un déjà-vu ou une hantise, ce n’est pas seulement une mémoire, c’est une imagination. C’est la faculté de mettre en commun. À ce titre, tout entreprise littéraire est un acte de reconnaissance : reconnaissance d’une dette primordiale à l’égard de celui qui me fait exister parce qu’il me voit, me regarde, me lit, et, réciproquement, aveu de n’exister que par ceux que j’ai rencontrés, vus, regardés et lus auparavant. Car pour un écrivain, la reconnaissance veut dire que la solitude de la voix a été entendue et que la chaîne merveilleuse de la lecture fonctionne.

Bien sûr, le premier qui donne à l’écrivain une reconnaissance est l’éditeur. Le Seuil est une magnifique maison d’édition, dont j’admire les engagements à travers la personne d’Hugues Jallon. Bernard Comment est un éditeur admirable, écrivain lui-même, qui conseille et défend les auteurs et les livres qu’il choisit pour son inestimable collection Fiction & Cie. Ce qui est donc réellement magique lorsqu’un livre reçoit une distinction, je le découvre aujourd’hui, c’est que toute une maison d’édition est reconnue avec lui : ses équipes de direction, de réalisation éditoriale, de design, d’impression, de communication, et je pense en particulier à Géraldine Ghislain, Louise Rabès, Pierre Hild, Sophie Choisnel, Juliette Plé et Manon Carré.

Je suis donc heureuse aujourd’hui que le jury du prix Wepler me donne la possibilité de remercier ceux qui ont fait exister ce livre, Affranchissements, et de remercier La Fondation la Poste et Marie-Rose Guarniéri de lui avoir attribuer une mention spéciale dont les termes sont l’excès, l’audace, l’érudition et l’inclassable. Autrement dit, un certain goût pour l’affranchissement.

Bernard Comment, éditeurs Editions du Seuil

J’ai rencontré Muriel Pic il y a un an et demi, dans le jury d’une thèse en partie consacrée à Antonio Tabucchi : une situation académique, souvent artificielle, mais j’ai été frappé par sa façon très singulière de lire, de relier. Lors du pot qui suivait, elle m’a parlé de manuscrits en cours, je lui ai proposé de me les envoyer. Voilà comment m’est arrivé le texte Affranchissements, que j’ai lu assez vite, et qui m’a conquis. Elle m’avait parlé d’un livre sur le désir, sur la liberté, c’était aussi le sens qu’elle donnait à ce terme, « affranchissements », et je découvrais par ailleurs toute cette histoire d’oncle bossu, de timbres, d’un temps enfui de palace et de richesse, une aventure dans les « mots anglais » si chers à Mallarmé.

Et comme parfois, je me suis amusé du désarroi probable d’un bibliothécaire. Où classer un tel volume ? Essai littéraire ? Récit ? Autobiographie ? Biographie ? Roman ? Poème ? Montage ? Tout cela à la fois. Et peut-être, avant tout, montage. Il ne faut pas oublier qu’à propos du montage de film, Eisenstein parlait de rimes d’images. Il y a, dans Affranchissements, des rimes de toutes sortes qui en font un long poème d’aujourd’hui, dans une forme réinventée, insufflée. Il y a aussi un effet d’affranchissement qui en fait une forme nouvelle du roman.

Ce livre puissant et fragile, subtil, je voulais l’exposer et tout autant le protéger. Il a donc paru en très léger différé de la fameuse « rentrée littéraire ». Avec l’espoir, dans ma tête, que des yeux attentifs y prêteraient l’attention voulue, et en feraient un objet de désir, un désir partageable. Et ce sont les jurés du si beau prix Wepler qui ont été ces yeux, des yeux qui offrent aujourd’hui ce livre au regard d’un plus large public. Merci. Merci. Merci.