PRIX WEPLER - FONDATION LA POSTE 2018

la selection

  • Michèle Audin, Comme une rivière bleue, Éditions Gallimard / L’Arbalète

  • Joël Baqué, La fonte des glaces, Éditions P.O.L

  • Lutz Bassmann, Black Village, Éditions Verdier

  • Jean-François Billeter, Une rencontre à Pékin/Une autre Aurélia, Éditions Allia

  • Yves Flank, Transport, Éditions L’Antilope

  • Anne Godard, Une chance folle, Éditions de Minuit

  • Yannick Haenel, Tiens ferme ta couronne, Éditions Gallimard

  • Jimmy Lévy, Petites reines, Éditions Le cherche midi

  • Julie Mazzieri, La Bosco, Éditions Corti

  • Arianne Monnier, Le presbytère, Éditions JC Lattès

  • Gaël Octavia, La fin de Mame Baby, Éditions Gallimard/Continents Noirs

  • Guillaume Poix, Les fils conducteurs, Éditions Verticales

  • Thomas Vinau, Le camp des autres, Alma éditeur

le jury

  • Caroline Broué, journaliste (France Culture)

  • Benoît Buquet, historien et critique d’art

  • Mélanie Fleury, lectrice – détenue au Centre pénitentiaire de Rennes

  • Christophe Gilquin, libraire à la Librairie l’Atelier (Paris, 20e)

  • Laurent Le Boterve, lecteur (La Poste)

  • Frédérique Roussel, journaliste (Libération)

  • Blanche Sarfati, lectrice

  • Maren Sell, lectrice et auteure

  • Marie-Catherine Vacher, lectrice

  • Marie-Rose Guarniéri, fondatrice du Prix Wepler-Fondation La Poste

  • Élisabeth Sanchez, secrétaire générale du Prix Wepler-Fondation La Poste

LE LAURÉAT

Guillaume Poix - Les fils conducteurs, éditions Verticales

LA MENTION SPÉCIALE

Gaël Octavia - La fin de Mame Baby, éditions Gallimard / Continents Noirs

Les Discours

gUILLAUME POIX

Il y a donc des anniversaires particulièrement heureux.

J’essaie de me souvenir de celui de mes vingt ans, il n’était pas aussi festif. Il n’était pas traversé par un sentiment de fierté comme il arrive que, depuis hier soir, je l’éprouve. Il était plus confidentiel et il ne signifiait rien. Rien de singulier. C’est ce qui je crois me fait tanguer ce soir : le sens de ce prix, son histoire, sa jeunesse, sa radicale différence. J’en connais un rayon sur la différence, et croyez-moi, je mesure l’honneur inouï que vous avez décidé d’accorder à mon roman. Je mesure l’audace que vous avez manifestée en décidant de saluer deux premiers romans, et si je n’étais pas concerné au premier chef et donc pris en flagrant délit d’orgueil, je dirais que vous faites preuve d’un panache et d’une indiscipline tout à fait réjouissants. Je salue avec chaleur et amitié Gaël Octavia ainsi que mes onze autres camarades d’écriture avec qui nous formons une belle liste de marginaux.
J’ai aussi une pensée joyeuse pour chacune et chacun des auteur-e-s que vous avez salué-e-s au cours de ces vingt dernières années, j’ai l’impression que vous me confiez la flamme olympique, c’est assez enivrant d’autant que je suis nul en sport alors je vais tâcher de ne pas la faire tomber dans les eaux boueuses du contentement.

Je me trouve, ce soir, à la croisée exacte de deux anniversaires dont je n’imaginais pas qu’ils me convoqueraient ensemble. Les éditions Verticales fêtent leur vingt ans cette année, et je vois dans cette coïncidence dont mon roman n’est qu’un hasardeux symptôme un hommage nécessaire au travail que Jeanne Guyon et Yves Pagès réalisent depuis toutes ces années avec le soutien sans faille de toutes les équipes de Gallimard. La littérature est pour moi une aventure collective, et ce que je vis avec Jeanne et Yves depuis maintenant deux ans relève véritablement de l’aventure. Jeanne, Yves, je veux vous dire à quel point je vous suis reconnaissant, à quel point je vous admire et vous respecte, et à quel point je vous aime, n’ayons pas peur des beaux mots. Je sais ce que le livre vous doit.

Il y a aussi des anniversaires douloureux, et je me souviens du 13 novembre 2015 avec la gorge aussi serrée que vous.

Si je ressens une si violente émotion ce soir, c’est parce que la fiction, celle des fils conducteurs ne me ménage pas. Il y a une certaine ironie à raconter le destin d’un artiste qui tire du chaos sa renommée et à voir cette histoire mise en lumière à travers ma personne. Qu’est-ce qu’on instrumentalise des misères du monde au profit d’un sujet d’écriture ? Qu’est-ce qu’on croit racheter ou conjurer de l’horreur quand on la ramène dans le champ littéraire ? Je me pose la question, incessamment, je sais que je ne peux pas prétendre me dérober. La mise en abime qu’opère le livre est cinglante, j’en ai bien conscience. C’est ainsi : écrire, c’est dangereux. Je ne crois pas qu’il y ait de livres que l’auteur puisse regarder en face s’il ne travaille pas, obstinément, à sa propre démolition. On le doit aux lecteurs, on le doit aux personnages, on se le doit.

Je peux me réjouir que le sujet qu’aborde le roman, la décharge d’Agbogbloshie, ce lieu tout à fait réel au nom imprononçable dont j’ai espéré qu’il cesse d’être innommable, s’incarne et existe désormais de manière un peu moins confidentielle. Je peux me réjouir que nous ne considérions plus nos outils numériques comme avant après avoir croisé la route de Jacob, Isaac et Moïse. Je peux me réjouir qu’une seconde d’hésitation, peut-être, naisse au moment de jeter nos appareils. Qu’on se prenne soudain à parler la langue de la bosse, à rire avec trois adolescents dont l’amitié est le plus précieux des biens. Mais je peine à trouver dans ce réel une source d’espoir. La littérature n’est pas là pour nous contenter ni pour nous conforter face à ce qui crève tant nos yeux que nous le voyons plus.

On ne comprend pleinement ce qu’on a écrit – si tant est que cela finisse par nous arriver – qu’une fois le livre abandonné à son sort. Je ne savais pas exactement où je mettais les pieds en commençant à m’attaquer à nos déchets. Je trouvais bravache et malin de raconter ce qu’est notre civilisation, ce qu’est devenue notre espèce. Plonger un lecteur dans la fange électronique me semblait une belle idée. Je n’avais pas anticipé à quel point le déchet était en moi, à quel point j’héritais d’une pensée postcoloniale, à quel point elle collait à moi, ma génération, à quel point j’étais moi-même responsable du désastre. Je prends sur moi et mon consumérisme désinvolte la part la plus poisseuse de notre responsabilité collective. Je m’appelle Guillaume Poix, mon nom lui-même ne saurait mieux dire.

Je ne suis pas Thomas mais je suis le petit Grundig, qui, traversant le temps et les continents, s’entasse et empoissonne.

Je sais que la fin du livre dérange et heurte, je sais qu’il y a dans le surcroît de nausée qu’elle provoque une source de désaccord. Mais elle est absolument nécessaire pour moi, elle n’est pas une coquetterie racoleuse : il n’était pas question de se dérober devant le réel, même s’il est insoutenable. Face à la dématérialisation de nos existences, face à la dilution des responsabilités, il fallait clore le livre par un acte.

Je ne sais pas si les livres changent des choses – il doivent bien changer quelques individus. Je sais qu’écrire me change. Parfois, je me dis qu’à pas de fourmis, de microscopiques dérives en infimes glissements, lisant et écrivant, nous pourrions désaxer les rotations et nous orienter autrement que vers la fin accélérée de notre planète. C’est un rêve un peu sot, un peu naïf, et peut-être erroné. Tant pis si la littérature ne sert à rien, ne nous servons pas d’elle, elle s’en portera mieux.

Elle ne connaît que le temps long, elle m’oubliera si je ne me souviens pas de cela chaque fois que je me remets au travail.

Je remercie la Brasserie Wepler, la fondation La Poste, et toutes les énergies mobilisées par Marie-Rose Guarnieri de la Librairie des Abbesses, du fond du cœur de me permettre de dire tout cela, de m’assurer un quotidien d’écriture grâce à la très généreuse dotation que vous m’offrez, de rendre le livre un peu moins obsolescent, de me permettre de dire à ma fille et ma femme que je les aime, à ma mère que je me souviens d’elle et que ce souvenir d’amour me saccage bien souvent, de me permettre de dire combien je suis redevable à tant de gens, tant de femmes, tant d’auteurs, je vous remercie enfin de ne pas voir en moi qu’un homme dont le genre doit urgemment être réinventé, amendé, racheté afin que soient congédiées une bonne fois pour toute, comme le disait récemment Françoise Héritier qui a toute mon admiration, les irrépressibles stratégies de domination, et de me prêter donc une identité d’écrivain pour les quelques heures de cette belle fête nocturne.

GAËL OCTAVIA

D’abord, je voudrais exprimer ma joie que ce roman m’ait offert de rencontrer mon éditeur, Jean-Noël Schifano, et ma gratitude qu’il ait accueilli cette Mame Baby arrivée par la Poste avec une hospitalité sans doute napolitaine : une chaleur jamais démentie, une bienveillance inconditionnelle, un enthousiasme qui lui a donné confiance en elle.
Ma gratitude va également au virus de l’écriture qui s’est immiscé en moi depuis l’enfance. Ce soir plus que jamais, j’ai conscience qu’écrire est un privilège. Ecrire, c’est avoir voix au chapitre. Et c’est un privilège encore plus grand d’écrire de la fiction, de pouvoir s’abstraire du réel pour aller droit au vrai, en quelque sorte.
Aidée de la magie de l’abstraction, de la puissance de l’imagination, je suis allée puiser dans ce qui reste pour moi une source intarissable d’émerveillement, de perplexité, de fascination : les femmes antillaises – martiniquaises en particulier -, leurs relations de rivalité et de solidarité, la manière dont elles reçoivent la violence et la transmettent. Ces femmes, j’ai pu les téléporter, les transplanter dans ce Quartier à la géographie floue mais dont la latitude, on le devine, est proche de celle où nous nous trouvons ce soir.
La fin de Mame Baby est un roman de femmes où l’homme est omniprésent, un roman qui parle d’intimité et de société. Plutôt qu’un portrait, c’est le portrait de relations qui s’y dessine. L’envie de raconter La fin de Mame Baby m’est venue il y a bien longtemps, mais l’ironie du sort a voulu que ce livre voie le jour cette année. Cette année où les relations entre les femmes et les hommes, justement, sont questionnées avec tant de fracas. La plupart des personnages de cette histoire partagent une croyance : celle que la virilité est indissociable de la violence, que virilité et violence se confondent presque. Cette croyance, les questions qu’elle suscite et leur corollaire – si oui, comment œuvrer pour qu’il en soit autrement ? – ont une résonance troublante avec l’actualité.
La violence est nommée dès les premières pages de La fin de Mame Baby, mais je ne voudrais pas vous laisser croire qu’elle est l’essence de ce texte. Je crois y avoir mis plus de résilience que de violence, plus d’amour, de tendresse et de délicatesse que de haine et de brutalité. Je voudrais que ce livre console plus qu’il ne heurte. Que par les voix des personnages comme par la poésie que j’ai conviée dans cet objet romanesque, il berce celles et ceux qui le liront, comme le fauteuil à bascule berce le personnage de Mariette. Qu’il les apaise, comme un bon chocolat chaud.

marie-rose gUARNIERI

Mesdames, Messieurs,

Bonsoir !

Avec  toute l’équipe chevronnée de la brasserie Wepler, avec Michel Bessiere, son grand capitaine, qu’on ne présente plus, avec la Fondation la Poste admirablement représentée par Dominique Blanchecotte, Mariline Girodias et Patricia Huby, avec les quarante lecteurs du jeune Wepler venant des deux lycées hôteliers  LE REBOUR et ALBERT DE MUN, et qui, magnifiquement encadrés par leurs enseignants Matthieu Hippeau et Caroline Vignier et , , ont lu quelques livres de notre sélection, avec mon gang épatant et si endurant : Dani, Anne Garreta, Olivia Goudard, Christian Lacroix, Corinne Lapébie, Pauline Pierre, Florence Robert et Elisabeth Sanchez- Joel, mais aussi avec les 39 talentueux écrivains déjà primés, nous sommes tous heureux de vous accueillir ce soir…
C’est une nuit d’exception, car nous fêtons avec vous nos 20 ans, les 20 ans  de cette  odyssée littéraire du Prix Wepler Fondation La Poste  !
Si ce prix a naturellement trouvé sa place, c’est qu’il nous a  suffi de souffler sur les braises de la faramineuse vie artistique de Montmartre…
En traversant ces vingt ans avec Michel Bessiere et Dominique Blanchecotte, nous avons été portés par notre désir inépuisable mais aussi par le vôtre, celui des écrivains, celui des éditeurs et celui des journalistes….
Tout au long de ces rentrées littéraires, nous avons eu envie de débusquer quelques fugitifs, quelques insurgés, quelques inclassables, tous ceux qui échappent aux mailles du marché des mots….
Durant vingt ans, en compagnie de nos 260 jurés,  sagaces et clairvoyants lecteurs, nous avons, tels des sismographes,  tenté d’alerter le public de l’importance de nombreuses œuvres aussi virulentes que radieuses….
Nos 13 jurés de 2017 se sont merveilleusement inscrits dans l’esprit de ce travail-là..
Je les remercie profondément de leur temps, de leur générosité, de leur intelligence littéraire….
Venons-en sans plus tarder  à ce qui nous réunit ce soir : la consécration de treize écrivains que nous avons choisis avec gravité de défendre.
Je les salue tous les treize ce soir car leurs singularités nous ont fait éprouver des plaisirs de lecture inimaginables….
Vous avez été nos treize surprises de la rentrée !
Parmi vous, l’heure est venue d’en élire seulement deux mais dans notre imaginaire de lecteurs, vous demeurez tous…
Que nos deux lauréats montent sur cette petite scène qui est notre porte-voix pour les lancer jusqu’aux cieux et sur toutes les tables des librairies de France à la conquête d’innombrables lecteurs !
Avant de laisser la place aux écrivains, j’ai une annonce à vous faire….
Mon ami Michel Bessière, le 30 septembre 2017, a lâché la main de la brasserie Wepler pour la remettre à une autre grande famille aveyronnaise  soigneusement choisie : les restaurants Gérard Joulie.
Mais sa présence à nos côtés au sein du prix Wepler Fondation La Poste demeurera vivace et inaltérable !
J’aimerais qu’on applaudisse son parcours professionnel à la tête de la brasserie Wepler ainsi que son engagement visionnaire pour le prix ! !
Vous allez vous régaler car les jeunes lecteurs du Wepler avec le patissier Thierry Le Normand nous ont préparé un gâteau d’anniversaire !

Le prix Wepler  : histoire d’une amazone de la librairie française. Un engagement de libraire.

1998 : la France Black-Blanc-Beur remporte la Coupe du monde de football, le film Titanic fait vibrer les foules, la première Techno Parade et l’ecstasy multiplient les nuits blanches parisiennes. En littérature, Michel Houellebecq publie ses Particules élémentaires ; un prix Goncourt insipide couronne Paule Constant que peinent à rattraper les autres grands prix d’automne ; Amazon, cotée en bourse depuis un an, ne va pas tarder à ouvrir sa filiale française et l’on croit encore qu’elle n’est qu’une simple librairie en ligne dans un Internet encore balbutiant. Dans la chaîne du livre, la dépression du chiffre d’affaires éditorial dérègle une production désormais endémique ; la montée en puissance des grandes surfaces, spécialisées ou non, s’accompagne du recul brutal de la librairie traditionnelle ; la concentration dans la diffusion et la distribution coïncide avec le développement rapide de nouvelles grandes surfaces culturelles (Espaces Leclerc, Cultura), en plus de la puissante FNAC ; les enquêtes sur la lecture pointent l’essor des faibles lecteurs, l’effondrement des forts, les emprunts en bibliothèques explosent, le lectorat se féminise massivement et les jeunes boudent de plus en plus les livres.

Un monde bascule et Marie-Rose Guarnieri ouvre sa librairie des Abesses, crée le prix Wepler et impulse la fête de la librairie indépendante, une rose au poing, un pavé à la main. Main de fer dans un gant de velours que cette amoureuse des livres, petit bout de femme survoltée et engagée qui ne lâche rien pour eux et une certaine idée de la littérature et de la lecture. Pot de terre contre pot de fer, « David contre Goliath », comme elle se plaît à le dire, pavé dans la mare des mœurs germanopratines surtout. Et ça marche. Elle vient du quartier latin et de l’enseigne Gibert, elle a connu ensuite la République en dirigeant la librairie L’Arbre à lettres, depuis 1998, elle fait de Montmartre son fief rouge opéra et noir, en hérite les racines artistes Bohème, la fronde communarde, et ravive l’art de l’affiche de Jules Chéret à Toulouse-Lautrec, ce « grand courrier graphique », en faisant appel chaque année à un créateur (Christian Lacroix, cette année) pour annoncer en format géant la sélection et la fête de son prix. Une fête bruyante et gouailleuse – l’oulipienne Anne Garreta aux platines – sponsorisée par la Brasserie Wepler, dans la grande tradition française qui associe depuis des siècles en France les mets et les mots, la gastronomie et la littérature, cette double exception culturelle qui reste à défendre bec et ongles. Et elle a raison d’y croire.

Prix Wepler, déjà 20 ans d’un anti-prix marchand

Car le prix Wepler n’est pas un prix comme les autres. Inscrit dans la tradition cénaculaire des cafés littéraires parisiens – Les Deux Magots, Le Flore – qui aiment à décerner des prix dans la nostalgie du mythique Saint_Germain-des-prés et de l’esprit Rive Gauche, il est un anti-prix, un anti-Goncourt, plus proche du prix Décembre (ex prix Novembre) que du mondain prix de Flore. Marie-Rose Guarniéri reproche à tous les grands prix d’automne d’être aliénés aux impératifs marchands d’un capitalisme d’édition cynique qui vend des livres en masse quoi qu’on écrive et veut faire croire que la valeur littéraire se jauge et se juge à un chiffre de ventes faramineux. L’affaire n’est pas nouvelle, mais elle résonne de façon particulière au Wepler à l’aune de la best-sellerisation effrénée, de la « banalisation de l’excès », d’une financiarisation de l’édition qui pousse depuis des décennies à surproduire des « livres prévendus », à limiter le risque éditorial et à créer des autoroutes de lectures balisées qui font du mal à la littérature. Celle du peuple de l’ombre, des oubliés du système médiatico-publicitaire, des écrivains, confirmés ou prometteurs, auxquels ce « prix d’auteurs » offre une tribune bienveillante.

Curieusement, la libraire des Abbesses renoue avec le vœu du vieux Edmond de Goncourt de couronner « la jeunesse du talent », mais corrige les dérives marchandes qui ont fait oublier au système des prix leur rôle premier de soutien à « une création littéraire fragile, en recherche, pas encore établie ni reconnue », dit-elle. Son prix n’est pas en soi « vendeur » (entre 5 000 et 10 000 exemplaires selon les auteurs et un prix relayé par 680 libraires), mais a su s’imposer comme l’antichambre d’autres prix et gagner l’estime des professions du livre à éclairer les marges du business book en défrichant plus large dans la pléthore éditoriale : près de 120 livres au départ de la sélection, dix fois plus que les autres prix.

La machine de guerre de Marie-Rose Guarnieri passe par la singularité de son jury tournant : trois professionnels de la librairie, deux critiques et des amateurs, cinq grands lecteurs, parmi lesquels un.e postier.e et une détenue, La Semeuse de Roty de nos timbres-poste et la Grande Evasion de la lecture réunies. Tous travaillent « dans les brèches des prix » à cet acte qui pose une petite constellation à chaque rentrée littéraire dans le but d’accroître une curiosité et fait entendre une voix alternative loin de la pacotille et des faux livres.

Le prix, soutenu par la Fondation La Poste qui le dote de 10 000 euros, 3 000 pour sa Mention spéciale, témoigne aussi d’un engagement citoyen, salutaire aujourd’hui, du côté de la lecture, cette éponge à subversion intellectuelle qui ouvre « mille portes en soi », ce lieu de « respiration essentielle » dans une époque trop pressée acquise à la rentabilité et « qui a peur du vide, de la liberté, de la solitude, du goût minoritaire qui exclut », dit-elle, et veut nous faire croire que la lecture est une perte de temps inutile. Contre le désamour du livre chez les jeunes ou l’illettrisme qui gagne, fer de lance des missions de la Fondation La Poste, pour « continuer de semer » et « ne pas déserter » – et sans en faire grande publicité -, un lycée hôtelier participe depuis peu à l’aventure, d’extraits de livres en compétition les jeunes imaginent des plats, de l’anniversaire des 20 ans du prix (moins que leur âge) ils font un gâteau géant, des mets sucrés sur des mots-barricades.

Quand la littérature a du prix

Mais la littérature reste la grande affaire de ce prix qui redonne sa chance à une littérature neuve, par essence asociale et transgressive dans sa façon de faire bouger les lignes et de proposer un regard oblique sur le monde, ce qu’on appelle le style.

Le prix Wepler est un des très rares prix à reléguer à la 4e place la maison Gallimard, grand prédateur des prix littéraires depuis qu’ils existent, même si une de ses filiales – les éditions Verticales – se taille la part du lion au Wepler devant Minuit, POL et Le Seuil. Une façon de saluer des éditeurs qui, bien que dominés parfois par un groupe éditorial, font un formidable travail de découvreurs, celui-là même que ne parvient plus vraiment à faire Gallimard depuis plusieurs décennies. Et nombreux sont les petits éditeurs qui entrent au palmarès du seul prix à leur donner un droit d’entrée : Allia, Le Tripode, Verdier, Pauvert, Noir sur blanc…

Le palmarès est exigeant dans l’équilibre sur le fil, en 20 ans d’histoire, entre espoirs et valeurs sûres d’une littérature qui a toujours « l’aventure du langage » pour étoile polaire : de nombreux primo-romanciers y sont dénichés ; des auteurs audacieux et singuliers y rencontrent un public, avant de recevoir souvent d’autres consécrations littéraires ; des auteurs à l’univers incomparables, jamais cités ni consacrés par les médias et les jurys, y trouvent une reconnaissance méritée. Ils s’appellent Antoine Volodine, Laurent Mauvignier, Stéphane Audeguy, Leslie Kaplan, Céline Minard, Éric Chevillard, Olivia Rosenthal, Lyonel Trouillot, François Bon, Pierre Senges, Jacques Abeille, Eric Laurrent, pour n’en citer que quelques-uns – et cette année deux auteurs de premier roman, Guillaume Poix et Gaël Octavia -, venus de tous les horizons éditoriaux et esthétiques, mais tous issus d’une littérature radicalement buissionnière.

A couronner les éditeurs et les auteurs de l’ombre quand on est soi-même une « luciole » fragile face au monstre « Amazon 451 », c’est bien David contre Goliath, impuissance et impertinence à la fois à voir les livres couronnés par son prix distribués par la pieuvre numérique dont le commerce en ligne ubérise peu à peu la chaîne du livre à coups de biens culturels et de littérature à prix cassés.

Mais rejouer les Adrienne Monnier et les Silvia Beach avec leur Joyce n’est pas un combat perdu d’avance. Toute l’énergie communicative de cette amazone de la librairie vise à « accroître une curiosité », mais surtout à convaincre que la littérature est partout. Et la difficulté qu’elle rencontre chez certains grands journaux à publier sa liste est le signe que le livre et la littérature gardent leur charge dérangeante, leur mauvais esprit. Et c’est une bonne nouvelle.

- Sylvie Ducas, Maître de conférences en littérature française, pôle Métiers du Livre de Saint-Cloud, Université Paris Ouest Nanterre La Défense et chercheur au CHCSC de l’université de Versailles Saint-Quentin.

LE DÎNER DES JEUNES WEPLER

Pour les vingt ans du Prix littéraire Wepler Fondation la Poste, nous avons fait éclore, grâce à notre rencontre avec deux enseignants d’un lycée professionnel ayant déjà été jurés (Caroline Vignier et Mathieu Hippeau), une initiative intitulée : Les Lectures du jeune Wepler.

De quoi s’agit-il ?

Durant une année scolaire, nous travaillerons sur les livres des auteurs de la sélection Wepler avec deux groupes de vingt élèves appartenant à deux lycées parisiens professionnels (Lycée Albert de Mun et Lycée Le Rebours) qui préparent aux métiers de la restauration et de l’hôtellerie. Notre ambition est de faire appel aux talents spécifiques de ces élèves afin qu’ils retrouvent un contact vivant avec l’univers de la littérature.

Comment procédons-nous ?

À partir du 15 septembre, chaque élève se verra offrir quatre livres choisis parmi les auteurs sélectionnés pour le Prix Wepler Fondation la Poste 2019. Leur professeur les guidera afin de les lire, de les apprivoiser en douceur, et les utilisera comme support pour son enseignement de la littérature contemporaine.

En prévision de la grande soirée de la remise du Prix Wepler Fondation la Poste, qui a lieu le lundi 12 novembre 2018, les élèves des  deux lycées professionnels travaillant sur la sélection d’auteurs élaboreront un immense gâteau  en hommage à l’événement littéraire.

Début décembre, ils prépareront également un grand dîner pour cent personnes appartenant au monde du livre.

Leur défi sera de proposer  un menu littéraire avec des plats et une décoration de table  inspirées de l’atmosphère des romans des deux lauréats du prix Wepler 2018.

Avec ce dîner, nous espérons les introduire dans la culture du livre en les faisant participer à un dîner littéraire avec leurs compétences propres.

L’idée est de les inviter à rejoindre de façon vivante  et festive les écrivains, cette littérature contemporaine dont ils se sentent parfois exclus…