PRIX WEPLER - FONDATION LA POSTE 2013

la selection

  • Sylvie Aymard, C’est une occupation sans fin que d’être vivant, Éditions Grasset

  • Nicolas Bouyssi, Les rayons du soleil, Éditions P.O.L

  • Marcel Cohen, Sur la scène intérieure, Éditions Gallimard/“L’un et L’autre”

  • Brigitte Giraud, Avoir un corps, Éditions Stock

  • Emmanuelle Heidscieck, À l’aide ou le rapport W, Éditions Inculte

  • Thierry Laget, Provinces/Atlas des amours fugaces, Éditions de l’Arbre Vengeur

  • Loic Merle, L’esprit de l’ivresse, Éditions Actes Sud

  • Cécile Minard, Faillir d’être flinguée, Éditions Rivages

  • Philippe Rahmy, Béton armé, Éditions La Table Ronde

  • Tiphaine Samoyaukt, Bête de cirque, Éditions du Seuil

  • Marina de Van, Stéréoscopie, Éditions Allia

  • Philippe Vasset, La conjuration, Éditions Fayard

le jury

  • Caroline Broué, journaliste (France Culture)

  • Benoît Buquet, historien et critique d’art

  • Mélanie Fleury, lectrice – détenue au Centre pénitentiaire de Rennes

  • Christophe Gilquin, libraire à la Librairie l’Atelier (Paris, 20e)

  • Laurent Le Boterve, lecteur (La Poste)

  • Frédérique Roussel, journaliste (Libération)

  • Blanche Sarfati, lectrice

  • Maren Sell, lectrice et auteure

  • Marie-Catherine Vacher, lectrice

  • Marie-Rose Guarniéri, fondatrice du Prix Wepler-Fondation La Poste

  • Élisabeth Sanchez, secrétaire générale du Prix Wepler-Fondation La Poste

LE LAURÉAT

Marcel Cohen - Sur la scène intérieure, Éditions Gallimard/“L’un et L’autre”

LA MENTION SPÉCIALE

Philippe Rahmy - Béton armé, Éditions La Table Ronde

Les Discours

Marie-Rose Guarnieri

Nous sommes très heureux de vous retrouver, ce soir, pour cette 16 ème édition du Prix Wepler Fondation la Poste. Tous ensemble, nous allons  fêter  la littérature….Même si nous n’arrivons pas  toujours à échapper à la grande faucheuse du diktat économique, je sais, et  nos retrouvailles en témoignent, que notre cœur bat encore pour  le Verbe des auteurs et qu’on peut encore traverser tout Paris pour la beauté des livre
Permettez-moi de prendre un peu de temps, ce soir, pour saluer deux amis politiques qui m’ont tant apporté par leur présence à nos côtés lors de ces 16 années. Pour nous, cela  fut un immense encouragement.
Dès l’inauguration de ma librairie à Montmartre, Daniel Vaillant était là pour m’accueillir. Il a même supporté, durant toute cette soirée, que je l’appelle Michel Vaillant, comme le héros de bande dessinée que vous connaissez bien… Quatre mois, plus tard, après ma rencontre avec Michel Bessière et notre décision de redonner son envergure littéraire à Montmartre, il m’a reçue  dans son bureau de ministre de l’intérieur, sous les ors de la République. Le fait qu’il prenne tellement au sérieux cette aventure encore balbutiante a littéralement ouvert nos ailes…
Sachez aussi, que depuis 10 ans, en hommage à George Brassens, lors de la fête  des vendanges de Montmartre,  il célèbre en tant  que maire  plus de 150 non demandes en mariage  afin d’unir toutes les formes d’amour… Qui d’autre que ce maire-là pouvait accepter mon idée si saugrenue ! Ensemble, nous n’avons eu que des succès, en fait,  et ce n’est pas fini, je te préviens, Daniel !!
Bertrand Delanoë, c’est autour d’un livre que je l’ai rencontré, c’était son livre. Il n’était pas encore maire de Paris et dès notre rencontre, j’ai été bouleversée par son humanité, il avait  une autre manière de parler, de bouger  et de  faire de la politique. J’ai aimé son énergie galvanisante  et j’ai tout de suite de su, lorsqu’il est devenu maire de Paris, qu’il serait l’homme de toutes  les innovations. Comme dit Picabia : pour être suivi, il faut courir vite. Et lui, c’est vraiment un grand sprinter.  Depuis le début de sa campagne électorale, jusqu’à aujourd’hui, j’ai toujours été  avec lui.
Bertrand, je n’aurai jamais assez de mots pour te dire combien, pour moi,  ainsi que pour mes partenaires Michel Bessière,  Jean-Paul Bailly et Dominique Blanchecotte,  ta présence a été une récompense raffinée, et cela malgré ton emploi du temps dantesque ! Merci, tu es pour moi un artiste de l’amitié. Tu as été mon maire, mais aussi mon père.
Revenons à nos 12 auteurs distingués ce soir
Chacun nous a alertés par sa ligne de crête particulière, sa langue.
Chacun  dans nos solitudes  modernes est allé nous débusquer  tout  au fond de nous-mêmes. Nous vous remercions tous les douze de votre désir d’écrire car sans vous le monde mourrait. Nous n’élirons, malheureusement, c’est l’exercice, que deux livres, mais vous êtes tous nos préférés ! Et vos livres laisseront  longtemps une trace  en nous…
Notre route n’est pas terminée, loin s’en faut. Le temps de la littérature est différent, comme l’incarne si bien  un de nos lauréats.
Nous allons d’ailleurs maintenant vous dévoiler leurs noms.
Mais permettez-moi avant de de rendre encore un dernier hommage  au parcours exemplaire d’un homme des Lumières : philosophe, poète, écrivain, psychanalyste, éditeur, il était l’un et l’autre, jamais assignable, insaisissable.
J’envoie une pensée au ciel à JB.Pontalis, qui nous manque tant ce soir !
Et je n’oublie pas de remercier encore et toujours mes généreux et géniaux partenaires.  Leur engagement dans ce prix littéraire, grâce à eux indépendant, ne faiblit pas !
Avant de quitter ce jury 2013, je  tiens également à  saluer du fond du cœur chacun de ses membres pour leur rigueur, leur sensibilité et leur profondeur littéraire.
Je les remercie d’avoir accepté cette délicate mission.
Et  Je laisse la parole aux lauréats, que la fête commence, je lève mon verre à vous tous.
A l’année prochaine, j’espère qu’on sera encore là…

Marcel cohen

Je voudrais remercier le jury, et les partenaires du Prix Wepler, en racontant une anecdote qui risque de paraître très étrange : ce soir, c’est la seconde fois de ma vie que j’entre au Wepler.

Avec le nom de Wepler, nous sommes, en effet, au cœur même du livre que vous avez la gentillesse de couronner. J’ai passé toute ma petite enfance à moins de deux cents mètres d’ici, au 23 boulevard des Batignolles. Je suis très ému, je vous l’avoue, d’avoir mis autant de temps pour parcourir une aussi petite distance. Pendant la guerre, nous passions place Clichy plusieurs fois par jour, ma mère et moi. Mais jamais, jamais, devant le Wepler. Toujours de l’autre côté de la place. Le Wepler avait été réquisitionné par la Wehrmacht pour servir de foyer à la troupe. Or, soit ma mère portait l’étoile jaune, et elle ne tenait pas se faire remarquer devant une terrasse pleine de soldats allemands, soit, à ses risques et périls, elle ne portait pas l’étoile, et elle ne voulait pas déclencher les sifflements de dizaines de militaires désoeuvrés.

Il y a plus étrange : il m’a fallu écrire le livre que vous couronnez pour découvrir, à ma propre stupeur, que, Place Clichy, sans en avoir le moins du monde conscience, je continue, aujourd’hui encore, à emprunter le trottoir d’en face. Je vous prie de m’en excuser. La première fois que je suis entré au Wepler, c’est donc il y a quatre ou cinq ans à peine. Un écrivain américain de passage à Paris m’avait donné rendez-vous ici. Mais au téléphone, pendant quelques fractions de seconde, j’ai eu la tentation de lui proposer un autre lieu de rendez-vous. C’est à l’instant où j’allais ouvrir la bouche que j’ai pris conscience de tout le ridicule de la situation.

Le Wepler, c’est aussi ses parages immédiats. La guerre terminée, j’ai continué à habiter le quartier pendant des années et la Librairie de Paris, à cinquante mètres d’ici, est la première qu’il m’ait été donné de fréquenter dès les petites classes du lycée. J’ai encore plusieurs volumes qui portent son étiquette. Elle était munie d’un volet détachable, que l’on glissait dans une petite urne en bois, à la caisse, et qui comportait un numéro à cinq chiffres. Je pensais, naïvement, qu’il s’agissait, pour chaque titre, des exemplaires déjà vendus. L’étiquette indiquait aussi le numéro de téléphone de la librairie que je vous livre volontiers : Laborde 59-53. C’est donc à quelques mètres d’ici que j’ai découvert, avec beaucoup de stupeur, qu’il existait aussi des poètes vivants. Au lycée, les poètes que nous lisions étaient tous morts depuis très longtemps.

Au-delà de ces anecdotes, je dois bien reconnaître que je suis très étonné de me voir attribué un prix pour un livre que je ne savais pas du tout comment écrire. La première raison c’est que je n’avais presque rien à dire. J’avais cinq ans et demi quand ma famille a été déportée et mes parents n’avaient pas eu le temps de se forger une biographie. Les souvenirs d’un enfant de cet âge, par ailleurs, sont très ténus. Il ne me semblait pas très honnête de les utiliser pour écrire un récit qui aurait, nécessairement, ressemblé à une fiction.

Il y a une autre raison qui m’empêchait d’écrire ce livre : je ne voulais pas tirer parti de ce qui était arrivé à mes parents. C’est pourtant ce que je suis en train de faire devant vous en recevant ce prix. Mais je me dis que ce qui m’a poussé à écrire ce livre est aussi ce qui vous a incités à le lire : nous ne voulions, ni vous ni moi, que les noms et les visages des fantômes qui hantaient la Place Clichy pendant la guerre tombent dans le plus total oubli. Ce soir, vous faites donc entrer au Wepler tous ceux qui n’osaient pas passer devant sa terrasse. Je vous en suis extrêmement reconnaissant.

Il n’en reste pas moins que la situation qui est la nôtre ce soir est paradoxale : c’est parce que je n’avais presque rien à dire, et que je ne voulais surtout pas écrire un livre qui s’inscrirait dans une tradition littéraire établie, que ce livre a attiré votre attention. Dans ce livre, il y a beaucoup d’absence, de manques, de lacunes et de silence. À bien des égards, on pourrait donc dire, si cette expression, avait un sens, que vous couronnez un fantôme évoquant d’autres fantômes. Le «fantôme», dans une bibliothèque, c’est aussi la fiche qui remplace un libre absent.

Tout cela n’est sans doute paradoxal qu’en apparence. Maurice Blanchot disait que la littérature commence avec la question «Qu’est-ce que la littérature ?». Libraires, critiques, lecteurs ou écrivains, c’est une question que nous nous posons tous les jours. Et nous comprenons très bien qu’écrire un livre pour dire que l’on n’a rien à dire, ou presque rien, ce n’est pas du tout ne rien dire. La littérature est même le seul lieu où un tel discours n’est pas totalement absurde.

«Sans la littérature, disait Georges Perros, on ne saurait jamais à quoi pense un homme quand il est seul dans sa chambre1».  J.-B. Pontalis, que je salue brièvement, mais avec chaleur, disait, pour sa part, que la littérature évoquait pour lui l’époque où, adolescents, nous nous cherchions désespérément une signature qui serait notre marque propre, puisque nous héritons de notre patronyme et que notre prénom a été choisi par nos parents.

En effet, comme vous certainement, j’ai eu très tôt la certitude que les êtres et les choses ne sont tout à fait vrais que dans les livres, sous la signature et sous le regard de quelqu’un. Sans les livres, nous n’aurions aucune consistance. Et hors des livres, tout le monde joue un rôle.

Le grand photographe Erwin Blumenfeld, dont on peut voir actuellement une exposition à Paris, et qui avait dû fuir successivement l’Allemagne nazie, puis la France occupée par la Wehrmacht, est l’illustration même d’une autre mission dévolue depuis toujours aux livres : nous fournir des armes contre ce que nous avons appris avec trop de soumission. À propos de son enfance en Allemagne, il écrit : « À l’école, on ne nous avait pas appris une chose fondamentale : l’art de déserter. Sauver son existence de la folie par la fuite passait pour immoral. »

C’est pourquoi les librairies ne sont pas du tout des lieux comme les autres. C’est le seul endroit où nous pouvons acquérir un peu de consistance, entrevoir un petit pan de vérité, et, si c’est à notre portée, devenir peu à peu nous-mêmes. Au passage, c’est entre les rayons que nous prenons conscience de notre époque, et apprenons à distinguer ce qui est moral de ce qui ne l’est pas. Par nous-mêmes, nous ne voyons pas grand-chose de ce qui se passe sous nos yeux.

Quant à la littérature, qui est le lieu où notre expérience confuse se cherche une forme et où se forge notre conscience, c’est un laboratoire dont nous ne pouvons pas nous passer : c’est là que notre vrai visage se dessine. Et la bonne littérature n’a jamais pour objet d’ajouter de la confusion et du pathos à ce qui est déjà très confus. Au contraire, elle tente toujours de montrer avec plus de clarté, comme si c’était pour la première fois. C’est parce qu’il était en quête de cette clarté vitale, et qu’il voulait faire tomber tous les masques, que Joyce avait choisi l’exil pour écrire Ulysse. À Dublin, il manquait beaucoup trop de recul.

Puisque le prix Wepler a été créé à l’initiative d’une libraire, je voudrais terminer en rappelant ce que notait Karl Popper. Il expliquait que, dans une bibliothèque, et aussi prestigieuse soit-elle, il n’y a  jamais qu’un exemplaire de chaque livre. Et il expliquait qu’à partir de 530 avant J. – C., il y avait une énorme demande, à Athènes, pour l’Iliade et l’Odyssée. On trouvait donc de nombreux copistes qui vendaient les deux grands poèmes épiques sous forme de rouleaux de papyrus. Il était normal que ces libraires-copistes attirent à leur tour poètes, philosophes et historiens en quête de public. Pour Karl Popper, c’est donc le marché du livre, et pas du tout la bibliothèque, qui est à l’origine de cette merveille que fut Athènes au Ve siècle avant Jésus-Christ. Et Popper note que c’est l’esprit critique né des livres qui est à l’origine de la démocratie athénienne.

Les libraires-copistes d’Athènes, selon Popper, et il disait cela avec une bonne dose d’humour, n’avaient qu’un inconvénient : ils rendirent les Athéniens extraordinairement imbus de leur culture et d’eux-mêmes. Rien ni personne n’aurait pu les convaincre qu’ils n’étaient pas les hommes les plus intelligents de la terre.

J’espère beaucoup que, ce soir, en tout cas, ce n’est pas du tout ce que nous sommes en train de faire.

Je vous remercie

Philippe rahmy

Mesdames, Messieurs, chers amis de remue.net et d’ailleurs,

quelle joie d’être avec vous ce soir pour la remise de cette mention spéciale du Prix Wepler. Je remercie très chaleureusement Marie-Rose Guarniéri, ainsi que chaque membre du Jury, la Fondation La Poste et la Brasserie Wepler. L’existence de l’écrivain est comme toutes les existences, une grammaire de la solitude ponctuée de lumières. Chaque lumière: une rencontre vraie, un bonheur.

Longtemps, je me suis demandé si je préférais tenir un livre ou une main amie. Je voyais, pour en faire l’expérience, une frontière, un rapport d’exclusion, entre l’écriture et la vie. Mes phrases me permettaient d’accomplir toutes les choses folles, les fugues, les conquêtes, dont mon corps était incapable, et mon corps ne rêvait que du surcroît de santé qui lui permettrait d’oublier, pour un temps, les livres.

Aujourd’hui, cette frontière est abolie. Mon voyage en Chine et le texte que j’en ai ramené ont marié, pour les dépasser, apprentissage de la mort et désir de vivre.

Me voici rentré d’un lointain voyage, passant sans relâche, comme le chien croise et recroise le seuil de la maison, de l’inconnu de la mégapole Shanghai à l’intimité du langage enivré, dilaté, emporté par la foule de la grande ville, à laquelle s’est mêlée celle de mes souvenirs. Je suis revenu transformé, normé par la multitude, borné par le mouvement, restitué au seul geste d’écrire. Ce geste en a appelé d’autres, réponses de la chance: la main tendue d’un éditeur, d’abord, La Table Ronde, les mains jumelles d’Alice Déon et de Françoise de Maulde qui ont mené ce texte au livre. Ensuite les mains expertes, inspirées, des libraires, sans lesquelles les livres s’échangeraient comme des marchandises. Enfin, les mains des lecteurs, les vôtres, les miennes, occupées à de si nombreuses tâches, pas toujours ragoûtantes, mais sauvées d’avoir acquis le réflexe de la littérature.