sant jordi 2013

Préface du livre

LIBRAIRES REGARDEZ-VOUS DANS LE PAPIER

Vos yeux fureteurs de fourmi caressent la première étagère à gauche en entrant, tout en haut, de mon rayon littérature française…

Jacques Abeille et ses gothiques jardins statuaires, Vassilis Alexakis et sa langue maternelle, Natacha Appanah et sa forêt luxuriante de l’Ile Maurice, la passion pour Lou Guillaume Apollinaire et sa passion pour Lou, Louis Aragon et son Aurélien et le masque de l’inconnu de la Seine d’Aragon, le destin brisé d’Artaud et sa conférence du Vieux Colombier, Stéphane Audeguy et ses quêteurs de nuages, Marcel Aymé et son Passe muraille, Henri Bauchau et son inoubliable Œdipe sur la route …

Depuis toujours, lorsque vous entrez dans les librairies, nous vous regardons, postés mystérieusement devant cette constellation. Vous semblez être aspiré dans un temps hypnotique… Dans ces moments-là, il ne faut surtout pas vous déranger : votre dialogue avec les livres est sans intercesseur. Cette navigation unique entre passé, présent et avenir, votre mémoire et la mémoire des livres, le connu et l’inconnu vous fait traverser de façon instantanée mille émotions, mille époques, mille pensées…

Comme en macro photo, je vous raconte une réalité sous la réalité.

Certains vous vendent des services : toujours plus d’efficacité, en un clic votre livre atterrit sur votre table. Vous pouvez même sur-le-champ en discuter avec vos 500 amis ! On vous vante l’exhaustivité des catalogues en ligne, leurs pourcentages de vente croissants, la légèreté enfin retrouvée du voyageur sans bagages grâce aux e-books dématérialisés.

Rajoutez trois t-shirts à la place de ces trois livres qui pesaient…Vous voilà enfin affranchis des humeurs d’artiste des libraires, des lacunes, des oublis dans leur offre, des interminables délais de deux jours pour obtenir un livre…

Cette réalité-là, vous la connaissez et on s’en parle souvent.

Mais ce dont on ne se parle pas et que cette journée se propose de faire émerger, c’est un autre ressenti, moins chiffrable mais résistant, moins médiatique car silencieux, intérieur…Sous le sable de toutes ces librairies vivantes et indépendantes vibre une vie des livres hétérogène, un flux permanent de création entre nouveaux auteurs et notre patrimoine classique : ce fonds unique, à entretenir, toujours.

Une librairie, c’est la terre d’accueil absolue de ces objets parfaits et énigmatiques que sont les livres. C’est un lieu où on les aime, je dirais même qu’on est nourri par ces boîtes miroir aux mille facettes.

Ces livres qui « pèsent » et sont parfois hors de prix dévorent tout notre temps de libraires. Ils demandent une véritable dextérité dans leur gestion, nous déroutent souvent de nos projets, décapitent nos clichés.

Par certains court-circuits, ils laissent venir en nous des vents libres…

Afin de reconnaître une grande librairie, il faut entendre en franchissant son seuil, la mélodie jouée par tous ces livres les uns à coté des autres.

Voilà, chers amis, ce qu’est une librairie : un lieu de musique.

Avoir affaire à des livres juxtaposés dans un espace clos peut paraître ordinaire : c’est pourtant l’essence même de la librairie que d’offrir une cosmologie d’auteurs, un condensé de notre humanité…

Chacun a une place et aucun ne nuit à l’autre avec le temps.

C’est dans cet espace que se joue le destin indéchiffrable d’œuvres traçant leur route à travers une semaine ou les siècles…Et si les murs de ces lieux tiennent debout, c’est par la conjugaison de catalogues d’éditeurs que la main du libraire pétrit, inlassablement…

Mais qu’est-ce que le métier de libraire ? Comment ces livres arrivent-ils dans les librairies ? Comment nous différencions-nous du système impersonnel des centrales d’achat et des ventes en ligne ?

Une table de libraire se façonne livre par livre, grâce à des lectures, un arbitraire, une mémoire. Ce qui donne consistance à la librairie, c’est cette prospection exigeante et pointilleuse.

En bref, le libraire, tel un chef d’orchestre, cherche, chemine, remplit, installe, réceptionne, écoute, voit, sent, explique, range, classe, pense, place, vide, couvre, pointe, achète, comptabilise et enfin fait le Z !

Nous avons choisi la photo, cette année, parce que cet art a un caractère anthologique. Il correspond bien à notre désir de rassembler les invariants de la librairie.

L’idée est venue de notre rencontre avec deux artistes, Mathilde Salve et Alexandre Lazar (www.utupos.eu), qui ont choisi de construire une encyclopédie des métiers. Ce qui nous a enthousiasmés, c’est que leur démarche n’a rien à voir avec un travail documentaire issu du journalisme. Ils créent des images d’artiste ayant, pour moi, une grande maturité et une grammaire.

Ce livre, c’est aussi notre rencontre avec l’un des plus grands artisans et éditeurs d’art : José Alvarez et son irremplaçable et somptueux catalogue des Editions du Regard.

José Alvarez est l’un des premiers à avoir publié des monographies consacrées à des artistes contemporains. Grâce à lui, des designers, des architectes, des couturiers ont gagné un statut d’artiste. Chaque acte éditorial de sa maison est un manifeste contre ces faux livres d’images, contrefaçons sans moëlle envahissant le marché. Ce qui nous a unis, c’est bien un amour sans concession pour le « corps » du livre…

Nous sommes fiers de lui rendre hommage et de mettre en lumière son catalogue de cinq cent livres.

Il m’a semblé passionnant de faire avec José Alvarez, Mathilde Salve et Alexandre Lazar, ce livre de photos pour tracer des territoires neufs et de renflouer notre propos sur la profession. Ce livre est un voyage détaillant des gestes et explicitant le caractère artisanal de ce métier.

Ce que nous avons voulu faire apparaître, c’est à la fois la métaphysique et le réel de la librairie. Entre vide et plein, entre librairie réelle et librairie rêvée, nous avons voulu constituer un corpus inclassable de notre métier et tendre, tant aux libraires qu’aux lecteurs, un miroir familier, inattendu…

L’intérêt d’un livre de photos est de faire de ce métier un vrai sujet d’art.

Nous ne voulons pas que ces lieux soient des lieux de commerce comme les autres. Nous voulons qu’ils soient mieux compris, mieux regardés. En les fixant par des instantanés susceptibles de nous transmettre tous leurs reliefs et profondeurs, nous voulons qu’ils échappent à la banalisation, voire l’oubli. Tous ces livres réunis offrent une expérience visuelle et méditative.

Chers lecteurs, en lisant ces images, vous vivrez l’après-coup d’une situation supposée ordinaire : entrer et acheter un livre.

Peut-être votre regard se dilatera-t-il sur notre métier ? Vous l’observerez de plus près et de plus loin et nous espérons ressusciter en sa faveur votre curiosité.

Les librairies, aujourd’hui, sont des lieux concurrencés et menacés, elles méritent qu’on les explore à nouveau. Nous voudrions, à travers ces photos, vous faire ressentir leur caractère éphémère, leur beauté funambulesque…

Notre discours n’est pas pour autant nostalgique ni défaitiste. Il est dynamique et veut montrer au plus juste toute l’ingéniosité des libraires, leur moderne esprit d’entreprise, bien souvent minoré. Et pourtant devant la crise, ces lieux font preuve d’une grande réactivité pour créer des ressources neuves. Cette journée de mobilisation nationale non institutionnelle n’est-elle pas la preuve de cette vitalité ? Il y a encore trop de discours défaitistes et condescendants sur notre métier alors que je rencontre la plupart du temps des chefs d’entreprise flamboyants et performants.

Nous pensons que dans ces temps de massification culturelle, la librairie représente une grande alternative afin que respire la vie intellectuelle.

Les valeurs complexes incarnées par la librairie indépendante requièrent donc de vous, lecteurs, un combat politique.

Que souhaitez-vous trouver comme offre livresque au cœur de vos centre-ville ? Quels interlocuteurs choisirez-vous ?

Nous espérons, chers lecteurs, que vous saisirez la grande chance de bénéficier encore de ce grand réseau de libraires indépendants.

Nous existons face aux vents et face aux marées.

Nous persistons dans le brouhaha culturel ambiant à dégager un discours percutant sur les conditions actuelles de la chaîne du livre et de notre métier.

Nous désirons que le public, en connaissant mieux ces lieux de vente, fasse un détour, les fréquente et les aime mieux…

Marie-Rose Guarnieri

Présidente de l’association Verbes